Les pieds sur terre

1- La terre

Le bonheur me tente. Je lève les yeux, dieu reste silencieux.

Comme si de rien n’était, je marche. J’ai envie de me faire peur, de me faire plaisir, de pousser l’adrénaline comme ce jour où je tremblais devant la pente, mes patins à roulettes aux pieds. Je veux retrouver l’impression de la première fois, sentir cette sensation magique qui vient de la surprise, de la fragilité de l’instant.

Je suis un enfant, je suis une femme. Ce dédoublement écorne ma chair. Je fais un clin d’oeil aux passants qui me croisent. Fermer un oeil pour mieux voir.

Et puis, je rentre. Je suis dans une agence de voyage, un billet au bout des doigts, destination la cordillère des Andes.

Je pars.

Peu me sépare de l’extérieur. Je suis presque dehors. Le désert, l’océan et les étoiles sont sans promesse. Mais j’accepte avec grand plaisir cette insécurité, de ne pas connaître la fin.

Il faut que je prépare mes affaires. Je me cherche partout. J’essaye de me retrouver dans quelques objets précieux, mais tout m’abandonne. Ce qui dépasse ma chair devient superflu. Je me suis éparpillée. J’ai peur de ne pas partir entière, peur de ne pas me suffire.

Le jour du départ, c’est déjà le retour que j’appréhende.

Tout est lent. Pour partir il faut savoir quitter et je n’aime pas les adieux.


Dans l’avion, les passagers ont tous une montre mais aucune n’indique la même heure. Une première escale nous arrête à Shanon, en Irlande, il pleut. Quelques heures plus tard nous sommes à Gauder, en Terre Neuve. Sur la piste il y a du givre, et il neige. La dernière halte, après une sieste, nous livre sous quarante degrés à l’ambiance chaude de la Havane, à Cuba.

A la sortie de l’aéroport, le dernier sas à franchir, est un long couloir grillagé. Au bout la terre est visible. J’ai beau ralentir le pas, cette dernière protection disparaît. Je fais partie de la foule. La masse humaine m’entoure, les visages me sourient, les mains me disent bonjour, ils me souhaitent la bienvenue. Je suis en Equateur.

C’est ici que tout commence.

L’intérieur devient l’extérieur. Je sors. Claquer la porte, et franchir le palier. Je suis de l’autre côté, la vie est en moi, je suis dans la vie. Il n’y a plus d'intérieur ni d'extérieur, je suis vivante.

J’ai les cheveux courts, blonds, les yeux bleus. En apparence je suis la même pourtant soudainement, je vois. Tout se donne, à voir. Rien n’est caché. Cette terre s’exhibe sans aucune pudeur. Elle sort du sol, dénudée, à vif, brut, encore un peu chaud. Maladroite, comme désorganisée, mal réveillée, elle s'expose dans un naturel déconcertant.

Rien n’est posé. L’espace tire ici et là sur ses racines. De ses entrailles sort un décor en équilibre, précaire. Il me semble voir la partie cachée de l’iceberg : l’invisible. Mordre de mon regard le coeur des choses.


La lumière m’excite, il est difficile de lui refuser un regard. Elle glisse sans arrière pensée. Sa douceur cicatrise la matière.

Au-dessus de moi un soleil bouge. Il fait varier sa palette de couleurs. Les ombres se couchent, respirent, se coupent, se creusent. Le noir est intense. L’ombre vit, elle glisse sans jamais se cogner. Les couleurs changent. Le paysage se transforme. Le vent bouscule toutes les molécules sur son chemin. La route devient visible, je peux aller plus loin.

Je mastique le paysage, j’y prends goût. J’enfonce mes yeux dans la terre, comme un couteau coupe du pain. Ne rien demander et recevoir. Je sens du velours m’envelopper. Cette sensation me fait vaciller entre la lucidité et l’hallucination.

Mon corps change. Mes mains ne cessent de grandir. Et puis, c’est le contact avec l’environnement qui devient de l’ordre du sensible. Comme si les odeurs, les bruits pouvaient eux aussi devenir visible. Par le corps je me sens exister. Cette chose qui est au-dessous de ma tête est aussi belle qu’une fleur qui pousse. Je m’épanouis.

J’aurais pu avoir peur, avoir envie de courir. Et pourtant je reste là. Je ramasse tout ce que je trouve. Mais la matière déployée est immense, je ne peux tout contenir dans ma main. Alors j’assemble rapidement quelques éléments, qui automatiquement échappent à mon emprise et se bousculent devant mes yeux.

Les nuages caressent le ciel. Les ombres dessinent un canard qui danse sur un lac gelé. Un chat avec de grosses moustaches marche à reculons, puis tout à coup se transforme en cheval.

« La mitad del mundo », je suis au milieu du monde, sur cette ligne de l’Equateur, qui passe également par le Brésil, le Congo, la Guinée, l’Indonésie. J’écarte les jambes, j’ai un pied dans l’hémisphère nord, l’autre dans l’hémisphère sud.

Une douleur dans le côté gauche, mes ailes se déploient. Cela m’inspire.

Je n’en ai jamais tant demandé à la vie.

J’avais oublié que les coqs chantent le matin, que les enfants rient. D’où je viens? Le présent est si fort qu’il me rend amnésique. A terre il y a des taches blanches. Elles brillent. Elles bougent. Elles sont à mes pieds. Autrefois je levais les yeux pour les observer, elles s'appelaient étoiles.


En tournant la tête, pour la première fois j’aperçois la cordillère des Andes.

Les indiens ne sont pas petits, c’est la cordillère qui est immense.

Elle m’hypnotise. Audacieuse, elle me rend timide. Je n’ose pas la regarder. Elle s’installe, s'étale, se développe au fond de mes yeux, me contamine, m’habite. Elle se dilue au point d’atteindre ma liberté. Un constat d’huissier ne peut mettre en évidence cette infraction corporelle. C’est une image en profondeur. Elle n’est pas négative. Elle n’est pas un membre ajouté, une greffe, une prothèse, mais une émanation rendue visible, une absence qui se comble, une injustice réparée, un rêve devenu réalité.

Je suis métis.


Je m’installe par terre, m’allonge. La situation m’oblige à quitter ma position d’être humain. Je m’abaisse, à quatre pattes, face au soleil. Physiquement j’ai mal, la douleur est insupportable. Mes pieds s’enfoncent. Je ne suis plus séparée de la terre - c’est le même magma. Ma peau est une enveloppe constituée par la matière vitale. Ici je sens une substance supplémentaire, une voûte céleste, une protection endémique. Dans ce cocon je deviens papillon. A cet instant j’ai pensé à tous ceux que j’aime. Ils m’ont portée consciente.

Et je n’ai pas pu soutenir mes souvenirs. Plaquée, soudée au sol, je m’enfonce. Pendant qu’en silence mon corps hurle, mon sang chauffe, racle ma peau, ma tête dans un dernier effort, se penche pour écouter le vent. Je lutte pour rester éveillée. Ici face à moi même, je suis seule. Mon corps se détache. Si je ne fais pas attention, il pourrait s’éloigner sans m’avertir. Je traverse des pensées atemporelles (défilent devant mes yeux, mes jouets d’enfance, mes grands parents décédés). J’ai envie de me lever pour me libérer. Je dors et cours dans ma tête.

Tout au fond de moi j’allume un feu, m’assois autour. Cela me réchauffe et j’observe la beauté des flammes. Une énergie passe. Mes racines percent le sol. Je suis forte. La terre est en moi. Le temps passe, je le laisse faire. Je sens la lune grossir, la terre jalouse tremble. Plus profondément encore, mes racines s’enterrent. Il fait chaud. Cette chaleur m’écrase, me rapproche un peu plus du sol. Je deviens myope. Je ne vois plus que la terre. Je suis aveugle. Le vent se frotte contre mes cheveux. Je me laisse envelopper par les odeurs.

Le ciel est bleu azur. Purement sobre, immense sur lequel coulent d’imposants nuages. Alors que le soleil me ranime, je pense a cette idée qui me fait rêver : « On devrait tous naître et mourir ensemble ».

J’ouvre les yeux, l’espace s’y engouffre. Je surprends mon coeur qui bat encore. L’espace s’est dégagé, une sensation d’immensité m’envahit. Le soleil me brûle. La flamme en moi s’allume, tout est calme. Ecorchée j’emporte au fond de ma poche un rayon de soleil, comme une preuve, une direction. Mon corps a retrouvé ses forces et son poids normal. La terre vient de m’enfanter. Je viens de naître de cet arbre, de cette fleur, de cette montagne. Le vert de l’herbe, le bleu azur du ciel, sont mes racines.

Je suis métis.

Au bout du monde j’ai l’impression d’être chez moi.

J’ai soif de voir, de t’entendre, de te regarder, de bouger ensemble.

Le vent me rencontre, sa force me donne de l’élan. Je sens une goutte d’eau qui coule le long de mes joues. Il faudrait pleurer de joie, je devrais m’arrêter contre un arbre, m’écraser dans un coin, m’effondrer contre une écorce, me vider. Peut-être le ferais-je demain si j’ai le temps.

Je veux voir ce qu’il y a au-dessus de cette montagne. Je lève les yeux. Je commence à la gravir.

Le sol est couleur cuivre. Rouge, il n’y a pas de rouge.


2- L'eau

La végétation est si dense que la lumière ne peut passer ce barrage naturel.

Je marche, en pensant à cette époque où tout était obscur, lorsqu’il n’y avait ni soleil, ni lune, pas plus d’animaux que de plantes. Au premier temps où l’eau régnait partout. Dans ce monde mythologique, l’eau fût la matrice de la vie, notre mère. Aujourd’hui elle est l’esprit de ce qui va venir, elle est la pensée et la mémoire.

Aujourd’hui la forêt est dense, avec un filet, un ruisseau argenté qui se tortille jusqu'à l’horizon. C’est une immense chevelure bouclée, emmêlée, attirante comme le vide. C’est une couverture de verdure qui enveloppe un monde à part. Elle s’étale plus ou moins jusqu’à l’infini. Au loin je distingue les yeux des toucans et des caïmans. La jungle s’ouvre, vaste fouillis. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, d’aussi indépendant, d’aussi fort, cela ressemble au bonheur, c’est presque disparaître tout en étant plus vivant que jamais. La nature est une douce puissance. C’est un New York végétal. Je suis, presque rien. Les papillons sont bleu fluorescent, grands comme mes deux mains. Chaque arbre est une merveille. Il y a du cacao, du café, du caoutchouc, de la cannelle, de la quinine. Chaque tronc est une nouvelle découverte. J’allais oublier ces champignons qui font du bruit quand on s’approche d’eux, ces singes qui m’embrassent, ces perroquets verts qui mangent des bananes... Mais il y a un tel brouhaha qu’on peut à peine se parler.

Il n’y a plus de protection sociale, seulement la réalité, plus concrète que jamais. Je glisse sur une liane.

A cette heure ci, la nature libère son arôme envoûtant. Un vieil arbre sur une rivière, c’est un pont. Et, en bas, dans l’eau ces yeux qui me regardent.


La nature m’assomme d’un coup de chaleur. Sans connaître mon identité, elle me charme. Brutalement, elle dévoile ses appas. Maquillée à outrance elle tourne autour de moi. Elle me tient, ne me lâche plus. L’eau coule, clic, clac, une fleur s’ouvre. Elle se parfume. L’odeur du vert est plus forte que l’odeur du jaune. Un point noir roule, c’est une araignée. Un coup de vent, la nature tourne une page. Le son monte. Un brouhaha s’éjecte du vert feuillage.

Je vois des couleurs inconnues, sont-elles méchantes ?

L’espace s’étire. La croissance des branches grince sans s’excuser. La fête s’annonce. La journée ne fait que commencer.

Soudain j’assiste à un suicide. Un papillon jaune se laisse tomber d’une pierre. Il renverse sa tête, tourne sur lui même, se projette en arrière, salto. Il ferme les yeux pour apprécier l’air chaud qui le transperce. Un rapace s’allonge dans le ciel. La mort s’avance sans remords. Son ombre se colle sur moi. Je bouge, saute, crie pour témoigner de ma vivacité. Je ne veux pas dénoncer le petit confetti qui virevolte. Il ferme les yeux, je fais diversion. Dans un instinct de survie, il vient se poser sur mon épaule. Pourquoi moi ? Cette tache jaune sur mon épaule, me dit, d’une voix douce de papillon : « S’il faut en finir c’est ici que je veux mourir, alors j’attends, je me baigne dans ce parfum ». Le rapace chauffe ses ailes. Lui aussi ferme les yeux. La terre tremble. Pas grand chose à dire, simplement prendre le temps de sentir cette odeur qui enfle.

C’est une évidence ce pays est condensé, il n’y a plus rien ailleurs.


3- Le feu

Un poisson volant vient de tomber à quelques mètres, c’est un signe. L’odeur de l’herbe est forte. Au loin un coq doit tendre son cou, j’entends chanter. Je m’enfonce dans les chemins sinueux de la cordillère des Andes. C’est grand, je peux tendre mes bras sans en toucher le bout.

Le ciel devient océan. La crête des montagnes délimite le bleu. Mon regard est trop sollicité. je n’ai plus aucun repère. Quel âge as-tu, infinité bleu azur ? Le vert s'étale, la couleur s’épaissit. Ce monochrome ne se dilue pas dans l’air mais semble danser avec la lumière. Le chemin s’élève vers le ciel, l’altitude me fait ralentir.

Un vieil indien est assis au carrefour. Le vent souffle, la masse sombre ne bouge pas. Le vent s’acharne mais rien n’y fera. Les yeux plissés, le chapeau tombant sur les sourcils, cet indien contemple les Andes. Les crêtes sont l’électrocardiogramme de sa vie. Une rigole, trace de pluies mourantes, se reflète sous son oeil. Il relève en me voyant ses lèvres. Sa bouche laisse couler le Quechua. Je ne comprends pas. Je reprends mon souffle. J’écoute. Dans mes pores, ma bouche, les syllabes se glissent. Une succession de sons, chuchotements se déversent, piquent le sol, et, s’évaporent.

Mon regard se pose au bout du regard de cet homme. Bout à bout nos yeux parlent, se questionnent, s’interrogent. Bout à bout, on se sert la main, on se sert fortement. On se tape dans le dos. Bout à bout, on se sourit - Eclat de rire. Salutation de la main, c’est sobre, mais l’invitation est franche. Le poncho droit, fier, le chapeau lourd, l’homme m’invite dans cette maison un peu plus loin. Je retiens ma respiration. Ce n’est presque rien, mais suffisant.

Une auberge, une chicheria s’offre à nous. Au fond d’une cour, une petite pièce s’étire d’un mur à l’autre. Un bout de terre carré, peint en vert pomme fait office de moquette. Une lucarne rectangulaire laisse échapper de la fumée. Un faisceau lumineux se pose sur une table en bois. Au fond deux femmes sont assises sur le sol. L’une d’elle mâche des feuilles de maïs et recrache sa salive dans un seau. Ce curieux mélange qui fermentera pour donner de la chicha, est la boisson locale que mon compagnon m’invite à goûter. L’autre femme, à ses côtés, cherche patiemment, les poux de sa fille.

On s’avance, on rentre. On s’assoit sous la lumière de la lucarne. Un homme vient m’avertir que je dois aller me servir, il me tend une chope d’un demi-litre. C’est un récipient en verre qui avec la poussière a l’apparence d’une poterie. Le tenant à la main, je suis face à un tonneau rouillé. Il contient la chicha. Je casse la croûte marron qui se forme à la surface. Mon verre se remplit d’un liquide orangé. Au fond du gosier cette potion magique est agréable et inespérée. On me sert pour l’accompagner un cochon d'inde cuit à la broche, au feu de cheminée. En riant, les femmes me disent que ça sent le poisson parce que cet animal vit dans les égouts. En voyant sa tête, gueule ouverte, me regardant droit dans les yeux, je n’en avais pas besoin de plus pour sentir une douleur à l’estomac.

Dehors, une femme tient un lama en laisse. Elle attend son mari, qui se prosterne à terre. L’oreille collée contre le sol, il écoute le message de la Pachamama, la terre mère. Le poncho rouge, la main tendue, l’homme la laisse parler sans l’interrompre. Je me penche. Je me concentre, malgré mon effort je n’entends rien. Un jeune homme m’offre à boire, cela m’aidera semble-t-il pour rencontrer la matière essentielle. Mais je ne vois que des fourmis avancer sur une brindille, la dernière me faisant un clin d’oeil.

Un vendeur de fleurs en bois qui ne vend jamais rien ne cesse de repasser. Celui qui vend des pains chauds a posé son panier. Ils prennent une guitare, les pieds, les mains s’agitent. Derrière dans la cour une enseigne s’illumine, on peut y lire : « Restaurant du pauvre ». La guitare, collée sur le corps, chante. Le comptoir vibre sous la musique. Une vielle femme ne cesse de dire au revoir à l’assemblée, elle embrasse chaque joue délicatement. Les murs dansent.

Un petit homme, les bras croisés, déverse le long de son corps sa voix, c’est magique.

Une enfant m’offre depuis quelques heures les cigarettes du paquet de son voisin. Le tango se déchaîne. Je suis la seule a être fascinée, pour les autres, tout ceci est normal.

Le guitariste se casse un ongle. Il sort de la colle de sa poche, joue. Puis lime son nouvel ongle en plastique, pour ajuster la sonorité.

Mon invité s’est lui aussi endormi sur la table. Alors doucement ralentie par le poids de mon sac à dos, je continue ma route. En sortant je croise un immense boeuf qui traîne une petite fille. Lequel va manger l’autre?

Et puis un tas de feuille me double en courant. Un homme transporte des herbes sur son dos. Un corps de verdure, un vêtement naturel, une perruque, un homme fagoté d’un tissu à fleurs courent devant moi. Je me demande si je ne suis pas ivre.

Je ramasse un peu de terre. Elle est chaude, légère. Devant moi, se trouve un seigneur aux cheveux de pailles. C’est un inconnu que j’ai envie de suivre.

Le sommet se dérobe, il recule notre rencontre. Il teste ma force. Pudiquement, il joue avec ma patience qu’affaiblit le soleil. Des poules passent sur la route comme si de rien n’était, pour me narguer. Au loin les montagnes s’alignent. Comme dans un jeu de dominos, si je tombe je renverse tout. Des petites herbes jaunes, scalpes de gringos, font tache. Un cavalier galope à la poursuite d’un oiseau. J’ai juste le temps de lacer mes chaussures, lever la tête, ils ont disparu. Il n’y a aucune maison à l’horizon, aucun refuge. J’apprécie la complicité entre les figurants et le paysage.

Une femme sur le versant se mélange aux eucalyptus. Sa cape se casse au vent. Elle avance pour vaincre la géographie. Sa canne en bois, haute, l’oblige à se maintenir droite. Elle pivote autour. D’un coup de hanche comme tirée par sa poitrine, elle grimpe. Plus haut sur la crête, les arbres dessinent des silhouettes, celles de Cervantes et d’une patrouille.

De l’autre côté de la montagne, il fait nuit. Le vent décolle une fine poussière. J’arrive dans un village, les portes tremblent. Un chien chante. Les maisons sont abandonnées. C’est ce que je craignais, Cervantes et sa patrouille sont arrivés avant moi. Des enfants s’arrêtent de pleurer en me voyant. J’avale la montagne, je poursuis ma route.


4- Le passeur d'âmes

Au bas dans la vallée la disparition des maisons forme un noeud.

Un courant d’air me refroidit. C’est une veine dans la montagne qui s’ouvre. Les indiens s’enfilent sur ce sentier bordé de pierres. Ils transportent leurs âmes dans des baluchons. Une indienne porte des talons aiguilles et sur ce terrain irrégulier, se tord les pieds. Son mari porte un pull sur lequel on peut lire l’inscription « prototype ».

Le spectacle est grandiose. J’ai suivi tout ce groupe d’hommes, de femmes, d’enfants et je me trouve au centre d’une cour, au milieu d’une foule qui vénère trois grands ponchos bleus et rouges.

La force de la nature guérit ou rend malade, et, c’est ici, que l’on invoque la protection des éléments naturels. A travers les torrents, le vent et les pierres chacun vient se ressourcer.

Un des trois hommes cachés sous les ponchos rouges et bleus, vient me parler : « L’arc en ciel que tu as croisé cet après midi peut mettre enceinte une jolie femme comme toi. Tu dois boire cette infusion d’eau et de fils de couleurs, sans quoi, tu accoucheras du soleil ». En silence je bois.

Plus loin j’observe un homme en transe. Des femmes chantent autour de lui. Et puis une fanfare l’entoure. On lui jette des confetti. Un autre poncho rouge s’articule, lui passe sur le corps un cochon d'inde qui a pour vertu d’absorber le mal. Le jeune homme se calme. Pendant que l’on verse sur les tripes de l’animal de l’alcool pur, le jeune homme se décontracte. Les chants s’envolent. Des personnes âgées à cheval arrivent avec des gerbes d’herbes cueillies au flanc de la montagne. Sur ces touffes, racines vitales de la cordillère, on jette des chants, à nouveau de l’alcool et des confetti. Le jeune homme reposé, se badigeonne de ce feuillage.


Je fais tomber la nuit, là maintenant. Ce n’est pas l’heure mais à quoi bon attendre. La lune est déjà là, en forme de bateau, à l’envers, elle sourit. J’essaye de l’attraper avec un bâton. Elle vient de tomber dans une flaque d’eau, un chien l’a bue. Une autre lune vient rapidement la remplacer. Plus grosse, enflée, elle est belle.

Ce décor ne m’appartient pas, il faut que je fasse attention, que j’en prenne soin.

Au milieu de cette foule j’aurais pu me perdre dans la vie des autres. Mais ce soir la voûte céleste se perce de lueurs qui coulent en une voie lactée. La vie est en moi. La vie existe à travers moi. Sans moi la vie n’est plus.

Une étoile filante file la toile céleste. Un enfant chante un refrain à sa petite soeur : « L’or est la sueur du soleil, l’argent les larmes de la lune ».

Je suis assise devant le patio blanc, lorsqu’un homme vient me parler : « Je traite, me dit-il, les douleurs des seins, les inflammations de l’utérus et des ovaires, les paralysies faciales, l’acné, l’urticaire, les hémorroïdes. Le diabète, la prise de poids, les douleurs cérébrales, la myopie, l’otite, n’ont pas de secret pour moi. A part être blanche de peau as-tu une autre maladie ? » D’un signe de la tête j’ai dit non.

La lune est toujours au-dessus moi. A ses côtés flotte une marée d’étoiles. Au fond du patio, deux chats dansent gracieusement. Les étoiles se rapprochent de la lune. Un poncho bleu me parle, dans un langage extraordinaire.

Il faut regarder, admirer, oublier ce que j’ai fait hier, et mes autres projets. Je laisse de la place à cette ambiance. Le monde se déploie. Les paillettes scintillent sous la clarté blanchâtre. Je découvre deux têtes d’indiens qui m’observent au loin. Ils mettent le feu à un tas de branches. Ils dansent. Dans le silence, les mouvements harmonieux se donnent la main. C’est la fête. Le docteur continue de me parler, je lis au fond de ses yeux des histoires fantastiques. Tel un messie il me parle de l’histoire de la création. Mais, le présent est plus fort. La lune décide de peindre le monde. Ma peau est argentée, et les fleurs ont froid, de plus en plus froid. Derrière nous la fête bat son plein.

Les masques rendent chaque individu anonyme. Plus encore, ils permettent avec la danse de régresser à l’état d’homme animal pour obtenir le pouvoir surnaturel, le contrôle du cosmos. Cette interaction avec le monde mythique est facilitée par la présence du chaman. Un serpent l’accompagne et le guide entre le monde des hommes et des dieux. Grâce à cet animal le chaman a la faculté de s’adapter aux différents milieux de la terre et de l’air.

A ce moment là, le docteur toujours à mes côtés m’explique pourquoi mon voisin porte un masque de grenouille.

La grenouille est synonyme de l’organe reproducteur féminin. Elle fut la première femme sur terre, la première infidèle. Pour cette raison, la grenouille aujourd’hui apparaît seulement les jours de pluie car elle n’aime pas le sol.

Un masque, petit, assez rond, gonfle ses joues et souffle dans une trompette. Une chaîne de pétards s’allume. On se blottit tous les uns contre les autres. D’un côté une fumée blanchâtre s’épaissit, de l’autre un cuivre brille. Les gens rient. L’homme disparaît dans la fumée. Au loin je l’entends encore. Durant cette fête il y aura vingt-six morts ce qui veut dire que les prochaines récoltes seront bonnes.

La beauté me paralyse, je commence à voir en noir et blanc. Il y a de l’argent à même le sol. Simultanément, le bruit des bottes s’embourbe dans la glaise, la verdure s’enlise dans la brume.

Un petit manège rond illumine le regard des enfants. Il n’a pas de moteur. C’est un adolescent qui en courant pousse des barres pour le faire tourner. Les motifs dans lesquels montent les enfants sont en carton. Ils représentent les formes d’animaux que décrivent les nuages dans le ciel.

Je ne peux aller me coucher. Comment vais-je trouver le monde demain?

Le soleil peu dégourdi, et, ébloui par la lune, s'étale sur l’horizon. Il saigne de son corps mutilé et bave sur cette nuit étincelante. Les étoiles se cachent et collent sur la toile. Elles ne veulent pas glisser, le soleil ne peut pas se lever. La vieille lune rongée et vieillie par de profonds cratères ne peut pas assumer deux heures de travail supplémentaire. Elle préfère aller se coucher. Le décor bave, coule, il faut le changer, le plier, le déchirer, le jeter. J’en achèterai un demain au grand bazar, en attendant, je tombe dans le brouillard. Je reste dehors, bercée par le vent. Je m’endors dans mon duvet.

Le jour se lève avec difficulté. Je l’aide, il en a besoin. Puis je me recouche.


5- Rituel funéraire

Sur les parties hautes du paysage, à l’écart des zones inondables, se trouve le cimetière. Légèrement gondolé, cet espace domine le village. La verdure y est belle, c’est un lieu où l’on se sent bien. Aujourd’hui c’est la fête des morts.

Pour l’instant je suis la seule. Il va pleuvoir.

Subitement une voiture rentre à vive allure dans le cimetière. Elle s’arrête au frein à main et dérape sur la pente douce. De ce véhicule sortent deux soeurs et un curé. Dans une agitation zélée, ils déballent des cadeaux originaux : deux tréteaux, une planche, et, une nappe. Sur cette table improvisée s’installent deux cierges blancs, et un cadre de Jésus. Le décor est dressé, la messe peut commencer. Des chants Quechua rassemblent la foule.

Un volontaire se lève déclinant sans fin la liste des enfants morts durant l’année.

Un jeune indien court un pistolet à eau à la main. Il arrose son fils. D’autres adolescents frappent dans un ballon de foot, les cages de but se trouvent entre la tombe du grand-père et celle de la grand-mère. Une femme s’approche de moi en disant :

« Il est important de parler aux morts car ils sont proche de dieu et peuvent nous en rapprocher ». En s’arrêtant devant une tombe elle poursuit : « c’est mon fils, lui aussi est célibataire ». Elle s’éloigne, j’entends sa voix bredouiller : « je vous laisse discuter». Timidement, je regarde autour. A ma droite un homme hurle sur une tombe. Il ne s’est jamais entendu avec sa femme, me dit-il. En face, un vieil homme montre sa dernière acquisition, une vache, à son épouse décédée il y a deux ans.

Quelques ateliers se mettent spontanément en route : peinture, rafistolage, jardinage. Sur les vieilles croix en bois quelques noms ont disparu. Un couple cherche la tombe de leur fils.

Puis toutes les activités s’estompent. C’est l’heure de manger. On sort le pique nique. Toute la famille s’assoit en rond. Un plat est posé sur la tombe pour que le mort mange ce dont il a besoin. Un petit trou laissera couler du pepsi cola à travers la terre. Aujourd’hui, les morts font un long et fatigant voyage pour venir jusqu’ici. La Pachamama a véhiculé leurs corps du ciel à la terre, et il est temps de les nourrir. Ce pique nique au cimetière est une bonne idée. Ainsi, les morts ne sont pas des êtres disparus mais des êtres invisibles qui participent au monde des vivants. Autrefois il était possible de laisser une pièce de monnaie, pour qu’ils s’achètent ce dont ils ont besoin. Cette coutume a disparu à cause des voleurs. Une certaine quiétude règne, il y a un sentiment de joie, de retrouvailles. Le cimetière est plein.

Une jeune fille s’approche de moi. Elle a seize ans, et déjà deux enfants. Elle me questionne :

« - D’où viens-tu ?

- Je viens de France, d'Europe.

- Ah ! d’Amérique du Nord.

- Non, je viens d’un autre continent, de l’autre côté de la mer.

- Combien de temps as-tu mis pour venir en bus ?

- Je suis venue en avion pour traverser la mer. J’ai voyagé vingt-trois heures dans cet oiseau. Il y avait un film et j’y ai mangé ».

Je n’ai pas eu le temps de terminer, elle est partie en courant. Alors j’ai écouté les chants, je me suis laissée envoûter par les cordes monotones. Déjà, sous mes yeux, la jeune fille est revenue avec une vingtaine d’amis.

« - Comment est l’oiseau ? Comment peut-il y avoir un cinéma sous ses ailes ? Combien as-tu de frères et de soeurs ? me demande-t-elle.

- J’ai un frère.

- Ton père n’a pas beaucoup de chance ».

La discussion a pris forme. Les rires dominent la musique. Le groupe grossit, jusqu’au point d’avoir une véritable assemblée en face de moi.

Après m’avoir demandé de parler en Français, j’entends des sons s’éloigner tel que : « Bonjaour, coument ellez vaou ». Des mots de Français se répandent sur le lopin de terre. Quand soudain un orage éclate. A vélo on traîne la vache sur la route du village. Rapidement on récupère les dernières pioches et assiettes. La pluie tombe, roule. La foule se disperse.


6- L'homme oiseau

Je suis là, je regarde. A force de trop en vouloir, d'espérer toujours plus, j’ai raté l’heure de mon bus. Je me rends compte que le temps, ici est différent. C’est un autre siècle, une autre civilisation appartenant au même monde. Le temps s'écoule mais n’a pas de force, il a perdu son pouvoir, n’a plus de prix.

Le bus que j’attends a trois heures de retard, cela ne veut rien dire. Il n’est pas encore là, c’est tout, et, je suis en avance.

Il est tôt. Les paquets s’entassent sur le sol. Il fait froid. Des têtes emmitouflées dans des bonnets se reposent. Les corps ont disparu sous les couvertures.

Un collectivos, une camionnette ouverte à l’arrière, roule à vive allure. Ce sont les indiens d’hier soir qui repartent dans la montagne, chauffer leurs maisons. Ivres, ils rient, crachent, s'effondrent dans la poussière. La route est un chemin de pierres qui s’envolent.

Je monte au fond du bus. Pour voir le paysage, je me place à côté de la fenêtre. Ma voisine, une grosse femme me dit que je ressemble étrangement à quelqu’un qui lui est proche. Moi aussi j’ai l’impression de la connaître. Elle s’installe, met son bonnet en laine, sort une grosse couverture dans laquelle elle s’enroule. Le bus démarre, bien sûr il ne fallait pas choisir la place à côté de la fenêtre, il n’y a pas de vitre. Ma voisine m’offre sa couverture.

Le soleil se lève. Le spectacle commence. J’ai pitié pour les gens qui portent des lunettes. La porte est ouverte, la lumière filtre les passagers. J’ai les pieds gelés. Mon sac est vide, j’ai toutes mes affaires sur le dos.

On croise un autre collectivos, à l’arrière, un couple et onze enfants aux yeux vert vif me regardent.

Mes grandes jambes ne peuvent plus se plier davantage, je me tors, je me tors. Vu de côté mon corps ressemble à un jeu de mikado. Il n’y a pas d’arrêt. Le bus stoppe pour chaque silhouette qui gesticule sur le bord de la route. Les indiens montent. Le couloir se colore. Trois poules et un cochon s’allongent près de moi. On pose un enfant sur mon jeu de mikado. L’odeur forte, lourde, reste immobile malgré la vitre cassée. A mes pieds il y a un trou dans le plancher. A cet instant le bus doit contenir le village entier. Va-t-on pouvoir démarrer ? Une femme d’une soixantaine d’années s’assoit par terre. Son visage est magnifique, ses rides forment une carte géographique de la région. Au bout de la file monte un indien qui porte une barbe noire tenue par un élastique. Cette imitation des gringos fait rire le bus entier. Les langues parlent Quechua. Je sens que l’on parle de moi. Bêtement je souris. Enfin le bus démarre.

Dehors il pleut, les gens glissent le long des murs.

Sur mon genou gauche, une mouche vient de s'asphyxier.

Au loin, deux sourds et muets s’engueulent en silence.

Le bus roule mais moins vite que ces boules de verdures poussées par le vent. Elles s’envolent et vivent définitivement sur les fils électriques, en écoutant les conversations. D’en bas elles décrivent quelques notes sur une portée de musique. La terre essaye par tous les moyens de se rapprocher du ciel.

Des vendeurs ambulants montent en criant « journaux, glace, fruits, pain... ». Subitement ma voisine glisse le long de son siège, sa tête à la hauteur de mon pied. Elle pose sa main sur le sol. Alors que j’essaye de l’aider, pensant qu'elle a perdu un objet, elle me fait un clin d’oeil. Elle s’enroule dans sa couverture, c’est une boule vivante. Quelques secondes après le contrôleur arrive. Il tape un grand coup de pied dans tous ces sacs qui ne peuvent pas appartenir à une touriste. Il la découvre. Ma voisine se dresse à nouveau sur son siège, on peut lire dans son regard que cela valait la peine d’essayer. Puis un coup de frein nous projette au-dessus de la tête du conducteur, face à une inscription : « Dieu est mon guide ». Cela me fait mal au dos.

Les phares du bus illuminent un groupe de marchandes. Quelques femmes assises au bord de la route vendent du thé chaud, avec du citron et un peu d’alcool. Les occupants du bus descendent pour se ravitailler. Il fait froid. Dehors la queue s’organise devant les toilettes rustiques.

Pendant ce temps ma voisine fait cirer ses chaussures. Avec un chiffon humide un petit garçon de cinq ou six ans frotte, frotte. La chaussure se met à mousser. Elle a oublié de lui signaler qu’elle a renversé, durant le voyage, de l’ammoniac.

Ne sachant pas quand et où sera le prochain arrêt, je m’enfuis aux toilettes. A mon grand étonnement derrière la porte en bois, un autocollant apparaît, je lis : « FR3, France Picardie ».

Je continue à pied, le sommet s’approche de moi.

Un enfant d’une huitaine d’années arrive sur un âne. Ses yeux sont immenses, grands ouverts. Ils me regardent. Deux billes marron au milieu d’un visage.

Au-dessus de moi, sur le talus, j’ai vu un être mi enfant, mi condor. Deux épaules fortes et larges qui soutiennent un poncho jusqu’au bord des yeux. Le regard vif, cette silhouette ne bouge pas, elle m’observe. Placée au plus haut point de vue, sans bruit, elle guette, prête à s’envoler.


7- L'éclat de l'or

J’ai l’impression que si dieu existe, c’est ici que je vais le rencontrer.

Je suis au sommet, dieu n’est pas au rendez-vous, mais face à moi se cabre un paysage éblouissant. C’est un autre point de vue, je distingue à gauche le Pacifique et à droite l’Amazonie. Un petit garçon y vend des bouteilles de coca cola. En dégrafant ses ailes, il me dit :

« La nature commence toujours par désintégrer quelqu’un avant de l’intégrer. Maintenant, c’est trop tard, tu es nue, habillée d’espace pour toujours. Ta peau n’est plus une limite. Le bonheur recto verso t’appartient. Une culture de survie te protège .

Maintenant tu peux partir, je sais que tu vas revenir ».

J’ai voulu l’embrasser, j’ai tendu mes bras. Sous la paume de mes mains j’étais en train de serrer le monde.